En effet l’âge change la nature du monde dans sa totalité,
pour toutes choses, un état doit succéder à un autre état
et rien ne reste semblable à lui-même : toutes les choses passent
la nature change toutes choses et les contraint à se transformer.
Mutat enim mundi naturam totius aetas
ex alioque alius status excipere omnia debet
nec manet ulla sui similis res: omnia migrant,
omnia commutat natura et vertere cogit.
Lucrèce. De Natura rerum, 5, 772-836
Témoins. Traces. L’archéologie entretient des relations vicinales avec l’investigation policière. La photographie, dès la fin du 19ème siècle devient une auxiliaire efficiente de l’enquête, les archéologues l’adoptent en vertu de son statut de document. Elle contribue, par l’impératif de la rigueur, à l’essor d’une vision scientifique, mais aussi à la diffusion des découvertes et à la confrontation des méthodes. Les archéologues souhaitaient obtenir des images qui soient délivrées de toute interprétation issue de la main humaine, et les recherches menées à l’initiative du duc de Luynes, lui-même archéologue, allaient dans le sens d’une reproductibilité aussi parfaite que possible, tant dans les livres que dans la presse.
Les opinions s’affrontent quant à la nature profonde de la photographie : elle ne comporterait ni vocabulaire, ni grammaire, ni syntaxe, cependant si l’on adhère à la position de Roland Barthes, elle fonctionne comme un texte. La photographie est un artefact marqué –inéluctablement- par le point de vue de son auteur : le cadrage, la prise de vue, le tirage, l’impression, déterminent et modifient tant le contenu de l’image que sa réception. De fait, elle n’est signifiante que grâce à un fond culturel partagé de signes codés. La beauté du résultat serait par conséquent secondaire : une image nette, aux détails lisibles, tirée avec soin satisfait aux besoins de la science. Roland Barthes apporte, lui, quelques nuances à telle posture impassible et distante qui situerait la photographie dans le domaine –inaccessible au commun des mortels- de l’expérimentation scientifique : « La photo me touche si je la retire de son bla-bla ordinaire : « technique », « réalité », « Reportage », « Art », etc. : ne rien dire, fermer les yeux, laisser le détail remonter à la conscience affective. »[1]
Certes, la procédure photographique relève du régime de l’indice, au sens de Pierce, c’est-à-dire un signe qui entretient avec son référent un rapport direct de dérivation, de cause à effet. Un indice a toujours une cause, une photographie également, et peut de ce fait devenir un auxiliaire scientifique. Barthes ajoute la notion fondamentale de vibration personnelle face à la présence de cet objet. Un objet du monde au même titre que les autres objets. La procédure photographique, à l’instar des procédures archéologiques met en exergue la notion de fragment, de cadre, procède par découpes. Dans les œuvres d’Eric Bourret, l’arbitraire de la coupure ne procède aucunement de la nécessité scientifique de couverture exhaustive et argumentée. L’étendue n’est porteuse de sens que sous un regard savant, elle est en revanche porteuse de formes sous un regard esthétique. Ici se creuse quelque subtile béance : la séduction du détail, de la forme qui nous arrête, selon Barthes, dans le photographique, ne préexiste pas à la photographie elle-même : le paysage est un artefact, une représentation née d’un acte volontaire. Le vestige peut se prévaloir d’une charge d’archive ou de relique –vocation fondamentale de la photographie- il n’en demeure pas moins qu’Eric Bourret y ajoute une valeur esthétique. André Leroi Gourhan explique longuement les protocoles de prises de vues en archéologie, insiste sur la nécessité de distinguer chaque surface et chaque feuilletage de surface, de les coder, de les faire coïncider avec rigueur afin que nul indice ne puisse être mésinterprété [2]. La juxtaposition des surfaces photographiques se veut alors non une interprétation, mais une projection exacte du terrain. Eric Bourret subvertit ces prolégomènes : reconstruire et non reconstituer, établir une équivalence, transmettre la sensation d’une fulgurance. Il respecte l’exigence de verticalité et de saisie surplombante de l’espace, non pour le circonscrire mais pour l’élargir : le hors champ est une dimension de l’espace visuel, son prolongement hors du cadre, ce qui est séparé du cadre et n’en existe pas moins. Foyers éteints, bois brûlés, fractures, lacunes du sol, trous, cailloux, menus éclats, traces de passages se composent en une grande image unique où l’indice visible pointe vers le monde qui manque. L’espace éludé impose avec force sa présence dans le mystère des interstices et les ruptures. Les images se composent entre elles avec une harmonie inouïe mais ne reconstituent rien. Alors, de cette vision fragmentée, heurtée et rythmée, semble remonter du fond des âges une vision du monde qu’éprouvèrent les hommes à l’émergence de la conscience de soi. On ne saurait être conscient à la fois de soi-même et du monde. Il faut s’enfoncer dans la contemplation d’une parcelle de réalité ou dans la force d’une sensation éprouvée avant de pouvoir éliminer le référent externe. Avant de pouvoir penser le paysage à partir de la nature, puis d’en faire un objet métaphysique le référent doit se métamorphoser.
Eric Bourret déconstruit l’espace pour rendre sensible à l’étendue, aussi transpose-t-il photographiquement la notion du temps propre au marcheur. Bergson associait la pensée et le mouvant : « De quel droit met-on l’inerte d’abord ? », interrogeait-il. Et, dénonçant les tentations fixistes au profit de l’évolution créatrice, il ajoutait : « notre faculté normale de connaître est donc essentiellement une puissance d’extraire ce qu’il y a de stabilité et de régularité dans le flux du réel…la vie est évolution…Ce qui est réel, c’est le changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. » L’humain est nativement homo viator. Celui qui va, avance, traverse. Celui dont la verticalité affronte celle des végétaux et des collines. Eric Bourret a évincé la stratigraphie au bénéfice d’une exploration continue de l’étendue, il la réintroduit discrètement par sa méthode de prise de vue des éléments du paysage. L’exposition multiple reproduit dans le temps les superpositions que la durée avait fait advenir dans l’espace. Le trouble, dans tous les sens du terme, devient trace. De multiples images latentes saisies à des points déterminés de l’espace saisissent des situations analogues et non semblables : chaque pas ponctue le temps, fait surgir un espace photographique rassemblant en une seule image ses fragments épars. La répétition se mue sans cesse en commencement. Au cours de l’humanisation, la pensée d’un cosmos séparé de la conscience ne put advenir que par la mise en relation du semblable, la faculté de créer des concepts ne put éclore qu’à l’issue d’une clôture du référent sur lui-même.
Les deux démarches, apparemment antagonistes, d’Eric Bourret créent une tension féconde entre les directions de l’espace. L’étendue, surplombée par le regard, mène tout naturellement vers l’horizon, la contemplation des nuées ouvre sur la transcendance. L’aventure du visible prépare la mise à distance du monde, rend possible sa représentation.
Anne Biroleau, 2010
Exposition / Arts on Main, Johannesburg, Afrique du Sud, 2010
[1] Roland Barthes. La Chambre claire, Paris, Gallimard, 1981, p.89
[2] André Leroi-Gourhan. Reconstituer la vie in Le Fil du temps : ethnologie et préhistoire, Paris, Fayard, 1983
In effect, age wholly changes the nature of the world.
Of all things, one state must follow on from another,
and nothing remains similar to itself: all things pass.
Nature alters all things, and forces them to change.
Lucretius, De Rerum Natura
Witnesses. Traces. Archaeology bears similarities to police investigations. And in the late 19th century, photography became an efficacious adjunct to such investigations, while archaeologists adopted it on account of its documentary potential. It has contributed, through the imperative of rigour, to the development of a scientific vision, but also to the spread of knowledge about discoveries, and to greater comparability between methods. Archaeologists want images free of interpretation, and the research carried out on the initiative of the Duc de Luynes, who was himself an archaeologist, was directed towards the optimisation of reproducibility both in books and in the press.
There are contrasting opinions about the essential nature of the photograph. Though it possesses neither vocabulary, grammar nor syntax, Roland Barthes was of the view that it functions as a text. And as an artefact it is marked – ineluctably – by the photographer’s perspective. The framing, the taking of the image, the development and the printing process determine and modify both its content and the way it is perceived. But it « signifies » only by virtue of a shared cultural background of coded signs. Thus the beauty of the result is secondary – the needs of science are satisfied by clear images with legible details, carefully printed. Barthes did however bring some nuances to the impassive, neutral stance that would tend to locate photography in a domain inaccessible to the ordinary mortal, namely that of scientific experimentation: « Photography touches me if I strip away the usual jargon: ‘technique’, ‘reality’, ‘reportage’, ‘Art’, etc.; saying nothing, eyes closed, letting the details rise up into affective consciousness. »
The photographic procedure is of the order of the index (in Pierce’s sense), as a sign whose relationship to its referent is one of derivation, of cause and effect. An index always has a cause, as does a photograph, which can thus become a scientific auxiliary. And Barthes added the fundamental notion of personal vibration in the presence of this object – an object belonging to the world, like any other. The photographic procedure, like those of archaeology, is one of sections, emphasising the concepts of fragment and frame. In Eric Bourret’s work, by contrast, the arbitrary character of the sections is not related to any scientific necessity for logically-argued exhaustiveness. Area is a vehicle of sense only in technical terms. In aesthetic terms, it is a vehicle of forms. And here a discreet fissure opens up. Barthes maintains that the seduction of the detail or form of the photographic phenomenon which stops us short is not something that pre-existed photography. The landscape is an artefact, a representation born of a voluntary act. And the vestige can claim the status of an archive or a relic – the fundamental vocation of photography – to which Bourret, however, gives added aesthetic value. André Leroi-Gourhan explained at length the protocols of image production in archaeology, insisting on the necessity of distinguishing each surface, each stratification, rigorously coding and correlating them so as to prevent any possibility of misinterpretation. The juxtaposition of photographic surfaces is not to be seen as an interpretation, but as an exact projection of a terrain. Bourret subverts these protocols through reconstructions (not reconstitutions), equivalences, and transmissions of amazement. He respects the requirement of verticality, and gives a broad, overarching apprehension of space, not so as to circumscribe it, but to enlarge it. The out-of-field is a dimension of the visual space, its extrapolation beyond the frame (and something separate from it, yet still existent). Dead fires, burnt wood, fractures, lacunas in the ground, holes, stones, small shards and traces of passage turn into a large, unique image in which the visible index bespeaks the world that is missing. Space, eluded, forcefully imposes its presence in the mystery of interstices and cracks. Images mutually integrate into a hitherto unknown kind of harmony, and at the same time reconstitute nothing. From this fragmented, jarring but rhythmic vision there seems to rise up from the temporal depths a vision of the world as it was experienced at the time when the consciousness of self was taking shape. But one cannot be conscious both of oneself and the world. In order to eliminate the external referent, one must be immersed in the contemplation of a section of reality or the power or a feeling. For landscape to be conceived of on the basis of nature, then turned into a metaphysical object, the referent must first be transformed.
Eric Bourret deconstructs space so as to induce sensitivity to area, and he photographically transposes the notion of time peculiar to the walker. Bergson associated thought with movement. « Why », he asked, « should the inert be given precedence? » And, submitting creationist temptations to the scrutiny of creative evolutionism, he added that « our normal faculty of knowing is essentially a power of extracting what is stable and regular from the flux of reality […] Life is evolution […] What is real is form, continuously changing: form is simply a snapshot of a transition. » Man is by nature homo viator, going forth, forward, across; and his verticality confronts that of vegetation and hills. Bourret, having replaced stratigraphy by a continuous exploration of area, unobtrusively reintroduces it in his landscape images. Multiple exposures reproduce in time the superimpositions that duration produces in space. Disturbance, in every sense of the word, becomes trace. Multiple latent images at determinate points in space define analogous, non-similar situations, while paces punctuate time, summoning into being a photographic space whose scattered fragments accrete into a single image. And repetition endlessly mutates into commencements. But in the course of humanisation, the thought of a cosmos separate from consciousness could come about only after the referent had closed in upon itself.
Eric Bourret’s two apparently contradictory approaches create a generative tension between the directions of space. Area, for the eye, naturally leads to a horizon; and the contemplation of clouds opens onto transcendence. The adventure of the visible prepares a distancing of the world, and makes possible its representation.
Anne Biroleau, 2010
[1] Roland Barthes. La Chambre claire, Paris, Gallimard, 1981, p.89
[2] André Leroi-Gourhan. Reconstituer la vie in Le Fil du temps : ethnologie et préhistoire, Paris, Fayard, 1983